MU GALLERY PARIS
L'émotion esthétique
Rencontre avec Gérard Bouaziz
- Pourquoi la beauté au même niveau que le bien et le bon ?
La tradition philosophique associe le beau le bien et le bon. En quoi donc la beauté aurait-elle autant d’importance que la sagesse et qu’une vertu ?
J’ai essayé de comprendre ce qu’était le beau. Ce qui faisait qu’un tableau, une statue, un édifice provoquait une émotion comme le spectacle de la nature, un coucher de soleil sur la mer ou sur les neiges de la montagne, une fleur, un animal, etc. J’ai lu plusieurs ouvrages sur l’esthétique qui me parlaient de Platon, Aristote, Cicéron, Plotin, Diderot, Kant, Hegel, Nietzche, et bien d’autres ; et je n’y ai pas compris grand-chose ; tout ce que j’en ai conclu c’est qu’ils m’ennuyaient et ne rentraient pas eux-mêmes dans le champ des belles choses.
De mes lectures en revanche, j’ai retenu François Cheng que je ne saurais trop vous conseiller, ce n’est pas un vrai philosophe mais plutôt un poète. Je le cite :
« Que l'univers nous frappe par sa magnificence, que la Nature se révèle foncièrement belle, c'est là un fait confirmé par l'expérience partagée par tous. N'ayons garde d'oublier la beauté du visage humain : visage de femme célébré par les peintres de la Renaissance ; visage d'homme fixé par certaines icônes. Pour nous en tenir à la seule Nature, il n'est pas difficile de dégager quelques-uns des éléments qui tissent le sentiment du beau que nous éprouvons tous : la splendeur d'un ciel étoilé dans le bleu de la nuit la magnificence de l'aurore ou du couchant partout dans le monde la majesté d'un grand fleuve traversant les défilés rocheux et fécondant les plaines fertiles la montagne haut dressée avec son sommet enneigé, ses pentes verdoyantes et ses vallées fleuries une oasis éclose au cœur d'un désert un cyprès debout au milieu d'un champ la superbe course des antilopes dans la savane l'envol d'un troupeau d'oies sauvages au-dessus d'un lac. »
Alors faute de pouvoir vous dire ce qu’est la beauté, je me contenterai de vous parler de ses effets et de sa place dans la vie des hommes.
- Place de la beauté dans les traditions
La beauté est du coté des émotions, de quelque chose qui s’impose malgré nous, nous procure un plaisir évident. Ce n’est pas l’image qu’on a habituellement de la vertu qu’on n’atteint que difficilement et qui se méfie des émotions et du plaisir. Pourtant, si on cherche un peu on s’aperçoit que dans toutes les traditions le beau est associé au vrai et au bien, comme typiquement chez Platon. Platon est héritier de Pythagore, lui-même héritier de l’Egypte pharaonique et des astronomes Babyloniens. Pour ce-dernier, le « Cosmos » est un univers ordonné harmonieusement par le créateur selon des proportions numériques. La beauté est une des propriétés essentielle de l’univers à l’image des lois numériques de la beauté acoustique. La notion d’harmonie (notamment numérique à travers le nombre d’or ou divine proportion) traverse toute l’antiquité et la Renaissance jusqu’à nos jours. Je ne citerai que Joseph de Maistre qui résume bien cette conception : « Ôtez le nombre, vous ôtez les arts, les sciences et, par conséquent, l'intelligence. Ramenez-le : avec lui reparaissent ses deux filles célestes, l'harmonie et la beauté ; le cri devient chant, le bruit reçoit le rythme, le saut est danse, la force s'appelle dynamique, et les tracés sont des figures. »
Il y aurait peut-être une confirmation du pythagorisme par la neurologie : selon la recherche conduite par une équipe de Londres, le cerveau répond à la beauté mathématique d'une belle équation de la même façon qu'il fait à la musique et l'art. Ce qui n’étonnera pas ceux qui admirent le viaduc de Millau et la fascination mondiale pour la tour Eiffel.
Cette conception que la beauté nous relie à une transcendance se retrouve aussi dans bien des civilisations ; Pour Jacques Le Goff elle est même constitutive de toute civilisation : « La beauté, la justice, l’ordre… Voilà sur quoi sont bâties les civilisations »
Dans les sociétés traditionnelles, le but de la beauté est la mise en relation des hommes avec le monde surnaturel comme le résume Lévi-Strauss : « l’œuvre d’art avait pour fin d’attester le lien entre l’ordre surnaturel et l’ordre naturel ».
Dans ces sociétés, le beau, à travers la fabrication d’objets rituels, sert de lien avec la transcendance, et est vecteur du surnaturel. Les ethnologues décrivent ce phénomène aussi bien par exemple en Papouasie-Nouvelle-Guinée que chez les amérindiens de la côte Nord-Ouest.
« Chez les premiers, peut-on lire, la beauté des masques est une condition de leur efficacité rituelle. Obtenue avec le soutien des ancêtres convoqués au moyen des magies appropriées, la beauté, signe d’accord cosmologique entre humains et esprits, s’assimile à une manifestation de la transcendance. » D’ailleurs une tradition que je trouve intéressante veut que les spectateurs qui ont été trop ému par leur beauté et donc atteints dans leur intimité, obtienne réparation de la part du créateur du masque sous forme de don.
Dans les sociétés de la côte Nord-Ouest, des Etats-Unis, nous explique-t-on, la beauté d’un objet pourrait être en définitive la « force » qui en émane dans le moment où il joue pleinement son rôle de médiateur entre le monde des humains et le monde surnaturel. La notion de beauté est associée à la capacité, pour un individu, de maîtriser le pouvoir surnaturel dont il est investi.
Le beau est souvent présenté, vu comme une épiphanie, manifestation d’une divinité. Chez les Grecs, c’est Apollon et ses Muses.
Pour la civilisation chinoise, explique François Cheng : « la vraie beauté — celle qui advient et se révèle, qui est un apparaître-là touchant soudain l'âme de celui qui la capte — résulte de la rencontre de deux êtres, ou de l'esprit humain avec l'univers vivant[1]. Et l'œuvre de beauté, toujours née d'un « entre », est un trois qui, jailli du deux en interaction, permet au deux de se dépasser. Si transcendance il y a, elle est dans ce dépassement-là. »
- Beauté et illumination
Pour moi, en effet, l’émotion esthétique est de l’ordre de l’illumination ce qui est la quête de plusieurs écoles de sagesse. L’Illumination est l'avènement de la "lumière intérieure" qui peut être longue imprégnation mais aussi événement soudain, éclair exceptionnel. Il y a dans notre vie des moments de grâce comme on dit si bien parce que ça arrive (comme la grâce des théologiens) de surcroît, où nous voyons la beauté du monde ou d’une œuvre ou d’un symbole, ou d’une équation (cf supra) alors que nous passons le plus souvent devant ces merveilles sans y prêter attention.
Bien sûr La perception esthétique ou l’illumination supposent un long apprentissage mais ce n’est pas apprentissage du beau en lui-même ni de la sagesse mais celui de la perception du monde et celui de l’usage de la pensée. Cet apprentissage est facilitateur mais pas l’essentiel ; quelque chose doit venir sinon du ciel, mais du dedans du plus profond.
On retrouve le même phénomène décrit par certains chercheurs scientifiques, l’illumination heuristique : Euréka ! Après un long travail, tout à coup l'idée est là, comme si elle l'avait toujours été ; la solution éclate de simplicité et d’harmonie ; harmonie même dans le domaine rationnel disent souvent les chercheurs qui trouvent.
J’ai rencontré des expériences analogues dans ma vie professionnelle que j’ai partagé aussi avec des collègues s’occupant d’enfants en grande difficulté ayant manqué certains processus évolutifs dans la perception et la compréhension du monde extérieur ; ce qu’on appelle dans le jargon processus de symbolisation. Un progrès chez ces enfants dans la perception/compréhension du monde se manifestait par un moment d’émotion esthétique partagée. Ceci est à rapprocher bien sûr des beaux arts.: « L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible » Klee. De même, mon travail avec les enfants quand il réussissait leur rendait visible quelque chose qu’ils ne voyaient pas.
- La beauté n'est pas un supplément d'âme
Faute de pouvoir expliquer le beau, j’ai fini par estimer à partir de mon expérience qu’il était fait de certains ingrédients : la lumière (surtout en présence de l’eau quand elle se difracte et donc les couleurs), la lumière, les formes, les rythmes.`
Ce qui permet d’envisager que le premier rapport au monde est de l’ordre de l’esthétique. Le nourrisson, en effet, perçoit d’abord la lumière les couleurs et les formes et dans une certaine mesure les nombres donc le rythme et pas seulement le rythme cardiaque.[2]
Si au-delà de l’ontogenèse du bébé on observe la phylogénèse des espèces, Darwin avait déjà noté que le beau dans la séduction amoureuse est en relation avec la recherche du partenaire qui fera la progéniture la plus saine. Depuis les éthologues ont montré un réel sentiment esthétique chez les animaux ; notamment les oiseaux chanteurs, et surtout l’oiseau jardinier qui construit pour attitrer la femelle un véritable décor comportant une composition élaborée des couleurs choisies des rythmes et même la perspective.
Lumière couleurs formes et rythmes, le premier rapport au monde est donc bien esthétique. Le rapport rationnel vient ensuite confirmer. Donc – Platon après Pythagore – la science après le symbole - la chimie après l’alchimie. La morale aussi vient ensuite avec la raison et les vertus suprême expression de la morale. Mais au départ est l’esthétique, l’émotion avant la réflexion, la poésie avant la prose.
Même si on a pu dire à juste titre que la beauté est la «production de l’inutile», elle n’est pas un supplément d’âme ; elle est la condition sine qua non de notre humanité. Le beau est souvent un attribut du bien : on parle de la beauté de l'âme et du cœur. Un visage humain, habité par la bonté ou l'amour, est beau. Cependant, la beauté n’est pas le tout de l’humanité, il faut la sagesse et la force de la raison et de la science. Le beau seul n’empêche pas le mal, c’est un sentiment trop primaire, trop archaïque pour connaitre la morale. N’a-t-on pas vu de grands criminels esthètes ? Je n’évoquerai que le Nazisme fondé en partie sur une esthétique romantique.
Alors d’où vient la beauté et notamment celle de la nature si on ne croit pas à la manifestation d’une divinité ou au geste d’un Dieu créateur ?
L’homme est dans un rapport de miroir avec la nature ; un peintre, André Marchand disait : « j'ai senti certains jours que c'était les arbres qui me regardaient. » Pour moi, le sentiment esthétique est une fascination jubilatoire de l’esprit, qui reconnaît sa structure profonde dans l’image que lui renvoie l’univers. Je pense bien sûr à quelque chose d’analogue à la jubilation de l’enfant au stade du miroir décrit par Lacan ou au « je ris de me voir si belle dans ce miroir » du Marguerite de Faust ; je pense qu’il doit même y avoir une homologie structurelle entre l’organisation matérielle des neurones et la structure de la matière et de l’univers.
C’est par un aller-retour spéculaire entre le monde et une vision intérieure qui me semble être le propre de l’expérience artistique, travail qui débouche sur le moment de grâce qui signe l’achèvement de l’œuvre ; l’œuvre réussie déstabilise un moment le spectateur puis peut réactiver pour lui ce moment de grâce s’il vibre à sa perception.
Qu’il s’agisse d’œuvre d’art ou de manifestations de la nature, l’émotion est inattendue et inespérée, Kant parle de satisfaction désintéressée. Le parallèle avec la vertu est ici évident, aucune ne vise l’utile. Même si c’est une perception à laquelle nous sommes habitués pour qu’il y ait plaisir il faut la surprise renouvelée. Pour parodier un vieux chanteur « tu peux m’ouvrir cent fois les bras, c’est toujours la première fois. »
Ce moment de surprise esthétique nous laisse bouche bée. La parole perdue qu’on trouve dans plusieurs mythes était peut-être cette parole d’avant le langage qui permettrait de dire le beau. C’est aussi ce qui fait de la beauté une expérience ou sentiment de la plénitude de l'être, comme une communion mystique à l’objet perçu et à l’univers.
- Conclusion avec François Cheng
« C'est bien grâce à la beauté qu'en dépit de nos conditions tragiques nous nous attachons à la vie. Tant qu'il y aura une aurore qui annonce le jour, un oiseau qui se gonfle de chant, une fleur qui embaume l'air, un visage qui nous émeut, une main qui esquisse un geste de tendresse, nous nous attarderons sur cette terre si souvent dévastée. J'aimerais pousser la hardiesse jusqu'à dire que la beauté, d'une certaine manière, justifie notre existence. N'est-il pas vrai qu'au sein de la beauté, but de notre quête, nous éprouvons la sensation de ne plus viser à rien d'autre ? Nous sommes là, pleinement dans l'être. Nous sommes, tout simplement. La beauté, un ornement, un surplus, un superflu ? Force nous est de constater qu'elle est essentielle dans la mesure où elle participe du fondement de notre existence et de notre destin. »
Gérard Bouaziz
Avril 2015
[1]c'est moi qui souligne.
[2]Il y aurait un “sens” du nombre, directement encodé dans notre cerveau, avant les apprentissages, indépendant de tout langage et de toute représentation symbolique. De même chez certains animaux.